Attention, si vous n’avez encore jamais vu l’épisode de La Quatrième Dimension intitulé Comment Servir l’Homme, cet article est bourré de spoilers !
Nous sommes en 1985, j’ai 10 ans, et aujourd’hui samedi, je n’ai aucune envie de faire une promenade au parc avec mes parents… la même promenade que tous les week-end, dans le même parc, pour donner du pain rassis aux mêmes canards gras et affamés. Certes, je suis las des rituels domestiques qui ne laissent la place à aucune surprise ni improvisation, mais surtout j’ai vu dans le Télé Poche qu’il y avait sur TF1 une émission entièrement dédiée à la science-fiction, nommée Temps X. A ce moment-là, j’ignore qu’elle existe déjà depuis 1979. A force de prières et de promesses capricieuses, je parviens à convaincre ma mère de me laisser seul à l’appartement. Une seule condition : interdiction de toucher à la télé ! Puisque je reste à la maison, je pourrais en profiter pour faire mes devoirs.
Il est déjà 16 heures, mes parents sont enfin partis, j’allume la télé, une grosse Phillips au coffrage en bois verni. Juste à temps ! Je suis tout de suite séduit par la beauté des frères Bogdanoff qui jouent de leur gémellité pour une présentation dynamique de l’émission, à bord de leur vaisseau spatial.
Mais, c’est avant tout l’épisode proposé de La Quatrième Dimension qui me marquera durablement… Une spirale hypnotique s’éloigne dans l’espace, sur une musique grinçante et stressante.
L’histoire s’ouvre sur Mr. Chambers, enfermé dans une sorte de chambre minimaliste et futuriste. Une voix incarnée par une lumière au-dessus de la porte l’encourage à se nourrir. Pourquoi ?
Fumer pue.
Flash-back… Des soucoupes volantes lumineuses se posent près du siège des Nations Unies. On annonce qu’un représentant extraterrestre arrive à l’ONU. Ah ! voilà qui devient intéressant !
Un être qu’on devine gigantesque à la façon dont tout le monde lève la tête pour le regarder, un être dont on ne voit encore qu’un grand livre tenu à la main, franchit le seuil.
Une ombre effrayante se dessine sur un mur dans la stupeur générale, tandis que l’alien s’avance d’un pas régulier, lent et léger. Blotti dans mon fauteuil, je me sens soudain fébrile. Le salon est plongé dans l’obscurité. Peut-être n’aurais-je pas dû fermer l’épais rideau marron aux figures psychédéliques jaunes et orangées ?… Je voulais seulement éliminer les reflets du ciel sur l’écran bombé de la télé, pas alourdir l’atmosphère !
Alors que l’on découvre à peine la créature de dos, un homme (Rod Serling) attire la caméra à lui et s’adresse directement au spectateur. Même si l’on est déjà épouvanté par les premières images (c’est mon cas), impossible de fuir : le spectateur, pris à témoin, se trouve impliqué. Rod explique que les extraterrestres sont des Kanamits et sous-entend que l’on risque d’être très surpris par leurs intentions…
Avec une musique terrifiante, on revient sur le Kanamit ambassadeur. Son physique effrayant évoque à la fois la maladie (impression renforcée par son visage inexpressif et le fait qu’il s’exprime sans remuer les lèvres) et la puissance représentée par sa carrure et son crâne exagérément développé. Il prétend venir en paix, assurant que les Kanamits sont là dans le seul but d’aider les humains, notamment en mettant un terme aux famines. Après avoir répondu aux questions des représentants français et russe, il quitte la salle en déposant le livre qu’il tenait à la main. Je ne crois pas un seul instant à son message de paix : une créature si laide ne peut avoir que de mauvais desseins ! Oui, quand on a 10 ans, on peut pratiquer le délit de sale gueule sans le moindre sentiment de honte.
Les Humains se méfient (Ah ! Vous voyez bien !), l’armée américaine demande alors à Mr. Chambers, spécialiste des codes et des langues étrangères, de traduire l’ouvrage. Finalement, après des jours de travail, le titre du livre est révélé : « To Serve Man » (Comment Servir l’Homme). Ainsi, c’est donc vrai : la seule intention des Kanamits est de nous servir ! Ouf !
Des voyages sur leur planète sont organisés, les gens y partent par milliers en vacances. Chaque passager est pesé avant de monter à bord du vaisseau. Curieusement, alors qu’il est recommandé de voyager léger quand on prend l’avion, le Kanamit responsable de l’embarquement sourit d’autant plus que l’aiguille de la balance s’enfonce vers la droite.
Mr. Chambers, lui-même, est sur le point de partir. C’est alors que surgit, paniquée, sa collaboratrice qui lui crie de revenir, elle a réussi à traduire des pages du livre… Tout était dans le titre depuis le début : c’est un livre de cuisine !
Un Kanamit pousse fermement Mr. Chambers sur la passerelle d’embarquement et ferme celle-ci manuellement dans un geste théâtral qui évoque une prière primitive à un impitoyable dieu cannibale.
Retour à la situation du début de l’épisode : Mr. Chambers, enfermé dans sa cabine, s’adresse directement à nous, et nous prévient : « Que vous soyez encore sur Terre ou déjà à bord de l’un de ces vaisseaux, ne vous faites aucune illusion, vous êtes déjà prévus au menu. Tôt ou tard. »
Choqué et glacé jusqu’aux os, j’éteins la télé. Je me rends compte que mes joues sont mouillées par des larmes de terreurs. Je n’ose même pas rouvrir les rideaux, de peur de voir des soucoupes volantes dans le ciel.
Mais je ne suis pas seulement épouvanté. Je jubile intérieurement. Mon esprit littéraire, encore en devenir, est fortement impressionné par cette chute inattendue et terrifiante causée par un quiproquo reposant sur le double sens du verbe « to serve » (servir). Je vais très mal dormir pendant quinze jours, mais une chose est sûre : je ne veux plus jamais manquer Temps X et La Quatrième Dimension ! Aujourd'hui encore, certains épisodes de cette série sont pour moi des modèles du genre.
Cet épisode de 1962 a été écrit par Rod Serling (créateur de la série), d’après une nouvelle de Damon Knight et réalisé par Richard L. Bare. The Twilight Zone © CBS