Jacqueline Joubert naît le 29 mars 1921, dans une famille où le théâtre occupe toute la place. Son père, en effet, est le directeur du théâtre Le Trianon Lyrique. C’est donc tout naturellement que, jeune fille, elle suit des cours auprès d’un grand homme du milieu dramaturgique : Jean Valcourt. Au sortir de la guerre, elle revient complètement fauchée d’une tournée en province et peine à retrouver du travail. C’est pourquoi, lorsqu’en 1949 le comédien Robert Marcy (qui deviendra plus tard un des piliers d’Europe 1) lui signale une annonce indiquant que la RTF (service de la télévision d’Etat) organise un grand concours visant à recruter deux présentatrices, Jacqueline tente sa chance.
Après avoir envoyé un curriculum vitae et une photographie, elle est convoquée au 15, rue Cognacq-Jay. Un texte de présentation à apprendre est joint au courrier, il concerne une émission imaginaire truffée de mots et de noms compliqués : tout ce qu’il faut pour juger des qualités de mémoire et de diction de la jeune postulante. La télévision, elle en avait entendu parler, bien sûr, mais elle n’avait encore jamais eu l’occasion de voir la moindre émission. Ne connaissant rien à cet univers, elle se rend au concours en étant persuadée de ne pas le réussir, d’autant que 89 autres candidates s’y présentent conjointement. Après le premier test, les candidates doivent déclamer un poème choisi librement. Jacqueline récite l’un de ses préférés, « Les Indolents » de Verlaine. Entre les deux épreuves, on lui pose des questions. Ses réponses, ses réactions sont tellement empreintes de charme et d’intelligence que le jury et les spectateurs sont instantanément séduits. Elle est finalement engagée, avec Arlette Accard. Elles deviennent les deux premières speakerines de l’histoire de la télévision d’après-guerre.
Les cachets perçus alors s’élèvent à la somme de 400 francs mensuels ! Les frais de coiffure et d’habillement sont à la charge de la speakerine. Autant dire que les fins de mois sont difficiles. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’une des premières anicroches avec la direction ait trait à la question du salaire. Quand elle demande à être augmentée, le directeur financier lui répond, ironique : « Vous voulez gagner autant que Jean Toscane ? » Toscane est la star du moment, un des plus célèbres speakers radio de l’époque. Jacqueline répond : « Monsieur, si je peux faire ce qu’il fait, la réciproque n’est pas vraie. » Et elle obtient gain de cause.
La personnalité de Jacqueline ne tarde pas à s’imposer, les téléspectateurs ne sont pas insensibles à sa beauté. Quand, en fin de programme, sa voix sensuelle murmure « faites de beaux rêves », la formule fait mouche et devient aussitôt célèbre. Jacqueline Joubert n’est pas à la télévision depuis un an qu’on lui confie déjà une première émission, Voulez-vous jouer avec nous ? qu’elle anime avec un jeune homme qui deviendra bientôt cher à son cœur : Georges de Caunes.
Mais ce n’est vraiment qu’en 1951 que Jacqueline passe à la vitesse supérieure. En janvier de cette année, on lui propose d’animer Comme il plaira à la speakerine, une émission de divertissement dans laquelle Jacqueline reçoit chaque semaine des personnalités du monde de la chanson, de la Comédie-Française ou du music-hall auxquelles elle demande d’exécuter un numéro dans lequel on ne les attend pas. La même année, ses Rendez-vous avec… sont une vraie réussite. Cette émission n’est rien d’autre qu’une annonce de programme un peu plus longue que les autres, qui lui permet chaque soir de présenter un invité (du monde du spectacle, du cinéma ou de la littérature) en même temps que le programme de la soirée. C’est ainsi qu’on peut voir Pierre Dac, Odette Laure ou Mouloudji évoquer leur actualité, parler de leur vie, de leurs hobbies. Il s’agit en fait du tout premier talk-show de la télévision française !
A cette époque, les annonces des speakerines comme la fabrication des programmes télévisés sont encore artisanales, et toutes et tous à la production réagissent aux imprévus avec naturel et spontanéité. Ainsi, les quarante mille premiers téléspectateurs (pas davantage au début des années 50 !) ne se formalisent pas en entendant un soir Jacqueline s’écrier subitement : « Maman, ne te mets pas dans le champ de la caméra ! » et de voir aussitôt madame Joubert mère débouler sur le plateau de présentation, ravie d’assister en direct au travail de sa fille, pour l’embrasser affectueusement. Sans parler du nombre de fois où des micros restés malencontreusement ouverts ont permis aux téléspectateurs de participer activement à la vie des plateaux et de la régie. C’est comme ça qu’un soir, en début de journal télévisé, des milliers de spectateurs entendent une voix s’écrier « Où est Jacqueline ? Où est Jacqueline ? » et Pierre Sabbagh de répondre « Dans ma culotte ! » Loin de constituer un handicap, ces bévues contribuent à humaniser les pionniers du petit écran, qui deviennent alors sympathiques au plus grand nombre, du fait de leur authenticité.
En 1952, Jacqueline Joubert présente avec Henri Spade La Joie de vivre. Tout ce que le monde des arts et des lettres compte de personnalités vient y évoquer ses souvenirs : Bourvil, Maurice Chevalier, Jean Cocteau, Edwige Feuillère, Edith Piaf, ou encore Charles Trénet.
Un an plus tard, les Rendez-vous avec… disparaissent de l’antenne à cause d’une facétie de Georges de Caunes. Celui-ci est convié sur le plateau avec Paul-Emile Victor, à l’occasion de leur retour du Groenland. De Caunes demande à Jacqueline : « Alors, comment va votre seul téléspectateur ? » Jacqueline lui répond en riant qu’il va bien, et Georges de surenchérir : « Et comment vont les très nombreux directeurs de la télévision ? » Le lendemain, l’ordre tombe d'en haut : l’émission est supprimée. La malice de Georges de Caunes, qui avait eu le culot de dénoncer le ridicule d’une télévision comptant presque plus de directeurs que de spectateurs, achève de séduire Jacqueline Joubert. Peu après, il devient son mari. Quelques semaines plus tard, Jacqueline attend un heureux événement (Antoine). Enfin, heureux pour elle et pour Georges mais pas pour la direction de l’époque qui trouve inconvenant qu’une jeune femme arbore sa grossesse à l’antenne. On lui interdit donc de présenter les programmes pendant cette période. Seul Henri Spade tient bon, par amitié et admiration pour elle, et la maintient à la présentation de La Joie de vivre.
Lors de son retour à l’antenne pour la présentation des programmes, tous les journaux couvriront l’événement. Pourtant Jacqueline Joubert quitte son poste de speakerine en envoyant sa démission en avril 1955. Les horaires insensés qu’on lui imposent et le salaire misérable qui lui est versé ont en partie raison de son attachement à la profession. La goutte d’eau qui fait déborder le vase : on lui interdit de travailler parallèlement sur Radio-Luxembourg (ancien nom de RTL) où elle s’était faite engager pour mettre du beurre dans les épinards. Néanmoins, Jacqueline ne quitte pas l’ORTF pour autant : elle continue de co-animer des émissions et s’investit dans la production de programmes.
En 1964, elle trouve le temps de revenir à ses premières amours : le théâtre. Elle joue ainsi successivement dans trois pièces. Puis, l’année suivante, elle se lance dans le métier de chansonnier ! C’est au cabaret Le Coucou qu’elle débute une revue satirique intitulée Jacquelinoscopie. Toujours en 1965, en novembre, elle produit une nouvelle grande émission de variétés : Entrez dans la danse. Après son départ de l’antenne en 1966, Jacqueline continue à réaliser et à produire de nombreuses émissions, séries, reportages ou fictions, dont beaucoup pour la jeunesse.
En 1970, Xavier Larère, l’un des patrons de l’ORTF, lui confie la responsabilité du service des reportages et des variétés. Deux ans plus tard, elle devient Créatrice du département jeunesse de l’ORTF. C’est à cette occasion qu’elle découvre la jeune Frédérique Hoschedé qu’elle place à la présentation des Mercredis de la jeunesse, après l’avoir rebaptisée Dorothée. Après l’éclatement de l’ORTF, elle est nommée Directrice du service des variétés d’Antenne 2 (de 1976 à 1978). Puis, en 1978, elle est chargée de créer et de diriger le service de la Jeunesse d’Antenne 2. C’est là qu’elle invente Récré A2 pour permettre aux enfants de « s’instruire en s’amusant ».
Pour présenter cette émission, elle cherche des animateurs. Elle refuse Carole Bouquet et Clémentine Célarié. Elle donne de nouveau sa chance à sa petite protégée, Dorothée, qui, pour démarrer, est accompagnée du comédien Gérard Chambre, mais aussi de Fabrice (venu de RTL) qui présente La Forêt apprivoisée (qui deviendra un peu plus tard Les Quat’z’amis).
La première a lieu le 1er juillet 1978. Cet après-midi, après un bref générique où le titre s’est affiché sur un tableau noir, Dorothée apparaît, mutine, et lance : « Eh oui, Récré A2, c’est votre émission, tous les jours pendant les vacances ! » L’expérience, fort de son succès, perdurera bien au-delà des vacances. Et pourtant, dès les premières émissions est diffusé un dessin animé qui fera polémique : Goldorak. Jacqueline Joubert a hésité avant de programmer cette série venue du Japon. Elle avait été séduite par le design et l’animation mais craignait que ces images trop futuristes, où les explosions se multiplient, ne touchent pas les enfants de 6 à 14 ans. C’est exactement le contraire qui se produit. Mais du côté des adultes, les critiques pleuvent. Certains reprochent à cette histoire d’accorder autant d’importance aux méchants qu’aux bons. « Et alors ? répond Jacqueline, les rapports humains sont basés sur la force. Pourquoi le dissimuler aux jeunes ? » Heureusement, la fable écologique Wattoo Wattoo et les séquences éducatives viennent apaiser les esprits et dorer le blason de Récré A2.
Dès le 18 septembre, un autre dessin animé japonais destiné à devenir culte est diffusé dans l’émission : Candy. D’autres grands titres suivront au fil des ans : Les Aventures électriques de Zeltron (1979), Albator (1980), Zora la rousse (1981), Tom Sawyer (1982), Les Schtroumpfs (1982), Les Mystérieuses cités d’or (1983), Téléchat (1983), Mr. Merlin (1983), Les Maîtres de l’Univers (1984), Pac-Man (1984), Clémentine (1985), Les Mondes engloutis (1985), Lady Oscar (1986), Koussi-Koussa (1987), etc.
Sans oublier les très nombreuses séquences culturelles et/ou pédagogiques : Discopuce (1978), Mes Mains ont la parole (1979), Anagrille (1979), La Bande à Bédé (1980), C’est Chouette ! (1980), Sido et Rémi (1980), Méthanie (1982), Latulu et Lireli (1983), Les Devinettes d’Epinal (1983), Super Doc (1985), Flip Bouc (1986), etc.
Les animateurs et animatrices se succèderont également, certains le temps d’une saison, d’autres pendant plusieurs années, Jacqueline Joubert donnant sa chance à de nombreux talents : Isabelle Arrignon, Emmanuelle Bataille, Véronique Bodoin, Cabu, Ariane Carletti, Alain Chaufour, François Corbier, Marie Dauphin, Ariane Gil, Jacky, Pierre Jacquemont, Charlotte Kady, Jean Lacroix, Patrick Simpson-Jones, Willy, Zabou et bien d’autres.
Et n’oublions pas les producteurs de l’émission (François Arrignon, William Leymergie, et Christian Mouchard, notamment) et les réalisateurs (Françoise Boulain, Joseph Lewartowski, Roger Pradines, Robert Réa, Jean-Pierre Spiero, Serge Witta, et bien d’autres).
Bref, Récré A2 est une véritable entreprise ! Et son succès sera toujours croissant, plébiscitée aussi bien par les enfants que par les parents. En 1986, la remise d'un 7 d'or de la meilleure émission pour la jeunesse constitue une consécration supplémentaire.
Hélas ! le départ de Dorothée pour TF1, en 1987, sonne le glas de l’émission-phare de la jeunesse. Même si elle n’était pas là pour chaque présentation de Récré A2 (occupée par les tournées de ses spectacles, les enregistrements de ses albums et les tournages occasionnels d’autres émissions), Dorothée était la vedette incontestable de l’émission. Et, malgré la qualité des programmes toujours au rendez-vous, ainsi que le talent et la bonne humeur de Marie et de Charlotte, Récré A2 parvient difficilement à « retenir » les enfants qui suivent le Club Dorothée sur la chaîne concurrente. C’est ainsi qu’en juin 1988 est diffusée sans préavis la dernière de Récré A2, qui survivra encore un peu en juillet et en août sous le titre L’Eté en baskets.
Le PDG d’Antenne 2, Claude Contamine, retire à Jacqueline Joubert la responsabilité de l’unité jeunesse pour un vague poste de conseillère. Une conseillère que personne n’écoutera jamais. En 1990, elle s’occupe encore des fictions jeunesse pour Antenne 2... mais on lui aloue pour cela un budget ridicule ! Le 31 décembre de la même année, dans le journal télévisé de Bruno Masure, Jacqueline annonce sa décision de prendre définitivement congé du métier. Enjouée, comme toujours, mais aussi émue, elle dit au revoir aux téléspectateurs. On la retrouvera au cours des années 90 comme comédienne, le temps de quelques fictions pour la télévision et pour le cinéma.1
Jacqueline Joubert, pionnière du petit écran et Mère Noël de Récré A2, disparaît le 8 janvier 2005, emportant avec elle un peu de l’âme d’une télévision de qualité.
1 Sources : Olivier Minne, La Saga des speakerines (Michel Lafon, 1996) ; Jacques Pessis, Les Années Dorothée (Editions Chronique-Dargaud, 2007)